Le respect du métier de graphiste

Aujourd’hui, pratiquement toutes les agences créatives travaillent sur le système des appels d’offre. C’est une pratique qui permet à un commanditaire, via la mise en place d’un concours, de décider quelle entreprise réalisera sa commande. Les entreprises en concurrence fournissent donc un travail sans aucune rémunération. Gédéon participe régulièrement à des appels d’offre, si ce n’est systématiquement. Ce qui m’a le plus interloqué dans cette pratique, est la quantité de travail fourni par l’entreprise sans aucune certitude d’être choisi pour le développement du projet, et donc rémunéré. C’est une pratique qui, selon moi, ne valorise absolument pas le travail et m’apparaît comme insensé. Je me suis donc demandée pour quelles raisons les métiers dit “créatif” sont globalement moins pris au sérieux et moins respectés ?

Tout d’abord, ce sentiment de non-respect est présent de par une réelle incompréhension de nos métiers. Il suffit de voir à quoi est assimilé un graphiste pour s’en rendre compte : “ah t’es graphiste, tu dois bien savoir dessiner ?”. Cette incompréhension peut être dû au fait que les domaines créatifs sont des milieux assez subjectifs. Au sein même du monde du graphisme il existe des grands noms qui ne pensent pas le graphisme de la même manière et en ont des avis très divergent (prenons l’exemple de David Carson et Jean Widmer). Les milieux créatifs sont également des domaines en constante évolution où tout est variable, ce qui ne facilite pas la compréhension. Ce qui pouvait être la “norme” il y a quelques années (bien qu’il soit difficile de parler de norme) est sûrement radicalement différente aujourd’hui. L’incompréhension est assez normale finalement, beaucoup de métiers sont encore aujourd’hui incompris, ce qui l’est moins c’est la non-valorisation. Etienne Robial, lors d’une interview donné par graphéine disait “quand tu participes à un appel d’offre y’a un mec au-dessus qui sait ce que vaut ton travail, qui ne respecte pas ton professionnalisme”. De ce fait, la subjectivité qu’apportent les domaines créatifs laisse entendre que le client peut savoir mieux qu’un professionnel ce qui doit être fait: quelle couleur choisir, ou placer telle illustration etc. Un client a parfaitement le droit de ne pas aimer un projet car le style/le ton/le support ne lui correspond pas mais il ne devrait pas remettre en question le travail fourni.

De plus, il existe une autre raison qui pousse les individus à ne pas prendre au sérieux notre travail : la passion. Lorsque l’on est passionné par notre métier, cela suppose une forme de liberté et de créativité mais également le fait qu’il n’est pas forcément nécessaire de nous payer car notre activité est porteuse de sens, et se suffit à elle-même. Autrui pense que l’on peut, de ce fait, tout lui céder : “c’est bon t’es passionné, tu peux faire ça gratuitement” ou “c’est bon t’es passionné, tu peux travailler le week-end”. Lorsque j’étais chez Gédéon, certains clients n’avaient aucun problème à demander aux motions designer de refaire entièrement des animations qui avaient pourtant été validées en amont. Pour certains, nos métiers peuvent sembler “facile” car bien souvent nous devons faire preuve de simplicité (ce qui est largement plus dur que de faire compliquer). Mais si l’on compare notre métier avec un autre cela paraîtrait tout de suite moins facile: imaginez demander à un maçon de “refaire” une partie de votre maison qu’il a déjà fait. Cela paraît insensé.
Les appels d’offre résultent de ce manque de sérieux accordé à nos métiers. Dans un futur, il serait intéressant de réfléchir à de nouveaux systèmes permettant de valoriser chaque travail effectué. Peut-être est-ce aussi simple que de payer chaque participant aux appels d’offre, mais peut-être devons nous repenser le système entièrement. Nous pourrions par exemple imaginer, qu’un travail au sein des entreprises commanditaires pourrait être effectué en amont pour choisir le graphiste/l’agence qui conviendrait au projet sans en faire travailler d’autres sans aucune rémunération.

Malgré tout, les appels d’offres peuvent également rencontrer quelques avantages. Ils permettent par exemple de donner sa chance à n’importe qui car généralement tout le monde peut participer. Un jeune graphiste inconnu peut donc décrocher un emploi via ce système, ce qui n’aurait peut-être pas été possible autrement. De plus, la concurrence, lorsqu’elle est saine, peut pousser à se dépasser. Elle peut être vecteur d’innovation plus aboutie ou de diversité plus forte et ainsi faire évoluer le milieu de graphisme.

Les métiers créatifs souffrent ainsi de manque de respect (parfois/souvent inconscient) qui résulte de différents facteurs. Dans notre secteur, ces derniers sont amplifiés par le système d’appel d’offre qui ne valorise pas forcément le travail fourni, sous l’excuse que nous exerçons un “métier de passion”. Dans une société capitaliste comme la nôtre nous pourrions donc nous demander si cette appellation de “métier de passion” n’est pas une formule marketing pour pousser les travailleurs “passionnés” à accepter des conditions de travail à la limite de la légalité ?

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