L’eau et l’encre

Après 4 heures de train, 20 minutes de voiture, 30 minutes de bus et 4 minutes à pied, me voilà dans les rues hautes, colorées et délavées du vieux Toulon. La sinueuse rue des arts, vide hormis les patrons fatigués de bar qui sortent leurs chaises et leurs tables, s’étend loin, s’étend haut, se resserre sur moi, m’étouffe dans le stress de l’attente du début du stage. Arrivée 30 minutes en avance –au cas où un extraterrestre décidait de m’enlever entretemps sûrement– j’attends en bouquinant. C’est tout de même sympa de tourner la tête, et de voir la mer ! Les nuages sont même venu m’accueillir, et étaient tellement émus qu’ils en ont pleuré.

Bon sur celle-là il fait beau parce que c’est quand même plus joli

Enfin, 10h arrive, je prends mon courage à deux mains, et je rentre dans la boutique. « -Bonjour Marion ! » me lance une dame que je ne connais pas.

Je rencontre donc Fabien, calligraphe et directeur de la petite boutique Callifabe, et Béatriz, sa femme qui s’occupe de l’administration. Après avoir appris comment se fait le ménage (parce que je reste une stagiaire), ils m’expliquent quelles seront mes missions ici, à quoi je dois servir, ce qu’ils espèrent m’apprendre. Toute l’organisation se fait sur Trello, un site qui permet de faire des listes (en gros), on partage tous le même Drive. J’apprends aussi que je rencontrerai bientôt Camille et Cyril, deux alternants en communication. Cool, des alliés pour cette grande mission qu’est l’image de la boutique !

Fabien m’explique qu’ici, tout le monde est cash, et qu’il faut accepter l’échec pour avancer. Heureusement, faire face à des critiques franches, on sait faire maintenant…

Je dois aussi être claire et communiquer sur tous mes problèmes, mais surtout toujours arriver avec une solution. Ici, chacun gère ses problèmes, sinon on ne s’en sort pas. J’ai la liberté de dire ce que je voudrais faire, ce que j’apprécie ou pas, car de toute façon il y a du travail à faire sur tous les plans ! Autant sur l’identité visuelle, que sur le site, les supports imprimés, la vidéo… Chouette ! Tout un terrain de jeu pour une graphiste en herbe. Ils sont d’ailleurs assez étonnés que je n’en fume pas… Les clichés du milieu, j’imagine.

Alors je suis lancée sur mes missions principales. Je dois d’abord créer un template PowerPoint de style médiéval. Intérieurement, je soupire… J’ai toujours beaucoup de mal avec la mise en page de dossier. Mais ne pas baisser les bras, c’est un prétexte pour s’améliorer après tout ! Et au final, même si je ne suis pas complètement satisfaite du résultat, lui l’est. Donc tant mieux !

Deuxième mission, créer des bannières pour promouvoir une incroyable réduction de 57 % sur toute la gamme de Posca de la boutique !! Il faut respecter les habitudes de l’équipe communication, qui sont assez strictes… Le résultat est donc assez classique et peu créatif, mais ça fait aussi partie du métier.

Enfin, troisième mission, et la plus importante: créer l’introduction de ses vidéos YouTube, dans lesquelles il explique comment faire de la calligraphie. Je dois m’emparer des quelques éléments qui composent son identité visuelle, et créer une animation forte, que les gens retiennent… Pas si facile que ça !

Après deux semaines, je me rends compte que je me suis un peu perdue dans ce projet. Etre à l’école, avec la classe et les profs, cela nous oblige à travailler, avancer, et nous aide à structurer notre progression et à trouver de la motivation. Mais ayant retrouvé une vieille ennemie, la timidité, je me retrouve incapable de sortir de ma petite bulle, et je passe des journées en silence, à créer sans trop savoir où aller. Ce n’est vraiment pas évident de créer ses propres consignes, de s’organiser et de se motiver !

Je dois à présent me reprendre en main, me forcer à m’organiser pour le projet, car dès que le concept de l’animation sera validé, je sais que je m’éclaterai à le réaliser ! C’est toujours la première partie la plus difficile.

En parallèle, Fabien m’octroie le droit d’assister à certains cours de calligraphie, qui sont de vrais moments de plaisir. J’ai appris et j’apprends plein de choses, et cela m’offre un nouvel outil de création, même pour mes futurs projets ! Nous avons également fait une journée de création de marque-pages, égayée par la présence de la fille de 5 ans (et demi !) de Fabien. Pour une fois dans cette boutique, il y avait des rires, de la musique et de la convivialité !

Je me pose beaucoup de questions qui trouveront sûrement leurs réponses au fur et à mesure du stage. Pour l’instant, je n’arrive pas vraiment à la création d’objets graphiques… Est-ce à cause de l’environnement, de la solitude et de la timidité, de la non-présence de graphistes autour de moi, de la fatigue, du stress ? Comment m’améliorer ? Pour l’instant, ces questions restent sans réponse claire…

« Yassmine, t’as quelque chose à me montrer ? »

Laissez-moi vous parler des horreurs de Slack ! Mon cœur se serre chaque fois que j’entends le son de la notification de Slack, ses 4 bips consécutifs qui sont plus adaptés pour indiquer un message en cours de rédaction qu’un message envoyé. J’aimerais pouvoir éviter de l’ouvrir (et j’ai parfois oublié de le faire), mais les jours de télétravail, c’est mon principal moyen de communication avec l’équipe, ce qui tend à être malheureusement nécessaire. 

Alors, revenons à la façon dont tout cela a commencé ! Il y a deux semaines, mardi matin, j’arrive tôt au LAB’O d’Orléans et j’attends ma tutrice. Immédiatement, elle me donne les clés du bureau. C’est rafraîchissant d’être traité comme un.e adulte pour une fois !

Alors, pourquoi suis-je au LAB’O ? Qu’est-ce que c’est en premier lieu ? 

Le LAB’O est un espace dédié aux startups en pleine croissance aménagé avec des tables de ping-pong au niveau de la RDC. Dessia y a un bureau pour l’équipe de communication (et Xavier, un développeur front-end qui cherche un stagiaire pour l’été). Il n’y a que moi (stagiaire graphiste), Stéphanie (Responsable UI/UX et DA non-officiel), Arianna (chargée de com en alternance) et Xavier. Nous sommes en télétravail les mardis et vendredis, mais j’ai toujours accès au bureau, donc je chéris les jours où je l’ai pour moi tout.e seul.e, surtout que je peux alors emprunter le bureau d’Arianna. Sinon, je dois m’asseoir à un bureau vide qui n’a ni écran, ni support pour ordinateur portable, ni casque, alors d’une certaine manière, je redoute les jours où tout le monde est là, car j’ai moins d’outils à ma disposition. Mais Stéphanie vient de commander un écran et un clavier pour moi.

Croquis numérique de son bureau. Il est indiqué avec des flèches que Xavier est à sa gauche tandis que Stéphanie et Arianna sont en face, derrière les séparation de la cubicule. Sur son bureau il y a un écran (en attente), un mug de thé, un clavier, une souris, et un pc portable.

Tous les jeudi, nous nous rendons au bureau principal à Antony où travaillent les PDGs, les développeurs et le reste (environ 18 personnes). (Ah oui, il fallait mentionner que Dessia est une startup qui développe une plateforme de robot basée sur une IA pour automatiser les tâches des ingénieurs.)

L’ambiance au bureau d’Antony semble un peu moins sérieuse, et la pause déjeuner est certainement plus amusante et au moins prise en même temps ; la dernière fois, c’était avec Arianna et deux développeurs, dont un étudiant espagnol qui fait son stage de PFE chez Dessia. Au LAB’O, tout le monde semble prendre sa pause déjeuner à des heures différentes (déjà on n’est que trois si Xavier est là) ce qui fait qu’on ne passe pas du temps ensemble en dehors de nos cubicules.

Stéphanie et Arianna sont toutes les deux très sérieuses dans leur travail, alors je suis toujours surprise quand Stéphanie critique ouvertement les PDGs et révèle ouvertement que le logiciel est très en retard en ce qui concerne le développement et que, bien qu’elle soit censée être la conceptrice de l’interface utilisateur, elle a été accaparée par la refonte du logo, la gestion des réseaux sociaux et du marketing, et pratiquement toutes les tâches de communication et de conception graphique qui ne concernent pas l’interface utilisateur du produit lui-même. Elle m’a clairement fait comprendre que je suis là pour reprendre tous ces rôles, même si elle ne lâche que très lentement les rênes. 

Le premier jour, elle m’a demandé de noter une liste des tâches que je devais accomplir pendant le stage (et elles sont également notées dans AirTable): 

  • Habillage des vidéos pour les interviews
  • Signature vidéos : logo animé, visuels de fin
  • Habillage des locaux d’Antony
  • Le livret d’accueil 
  • Contenu visuel pour LinkedIn

Pour l’instant, la tâche de l’habillage reste incroyablement vague. Cependant, j’ai suggéré une agence de design spécialisée dans l’habillage des bureaux (une agence à laquelle j’avais postulé pour un stage mais qui ne m’a pas répondu, héhé) et Stéphanie a pris contact avec eux ; ils devraient donc visiter le bureau ce jeudi, ce qui sera intéressant.

Au moins deux fois par jour, elle me demandera si j’ai quelque chose à lui montrer. Le premier jour, je travaillais sur plusieurs propositions de story-board pour l’animation de leur logo, et alors que j’étais encore en train de les élaborer, elle a validé l’un d’entre eux et s’attendait à ce que je me mette au travail sur l’animation. En trois jours, le PDG avait validé l’animation de l’outro du logo, et elle m’a suggéré d’utiliser l’autre story-board pour une deuxième version plus longue (qui semble devenir la base de tout une vidéo explainer qu’elle aimerait faire). J’ai développé deux itérations alternatives pour celle-ci, mais comme je travaillais sur les deux en même temps, Stéphanie a fini par valider la première alors que la seconde était encore en développement, ce qui fait que l’animation la plus faible a été approuvée. Cet environnement très axé sur les résultats rend difficile la créativité, et je serai souvent en pleine exploration des possibilités de création lorsque ma première proposition sera validée. 

L’un des plus gros problèmes est bien sûr l’absence d’une charte graphique pour Dessia. Un problème encore plus important est le fait que Stéphanie a une idée claire de la charte, mais seulement dans sa tête (elle a commencé à travailler sur les deux premières pages). Par conséquent, je me retrouve à travailler dans le cadre de directives invisibles.

Le problème sous-jacent est bien sûr que Dessia n’a pas d’identité claire et définie (Stéphanie a admis que c’était également un problème lors de son renouvellement du logo). Mes instructions sont tout simplement “ corporate ” et “ B2B ”.Tout ce que je peux faire est d’affiner et de perfectionner mes animations, ce que j’apprécie quand même. J’ai également créé quelques Motion Graphic Templates qui peuvent être importés dans Premiere, ce qui était une journée amusante d’essais et d’erreurs et de tutoriels YouTube (les objets nuls sont vos amis, croyez-moi).

Croquis qui utilise le format du meme " Learning to be Spiderman " dans lequel Stéphanie prend la place du Spiderman adulte tandis que Yassmine prend la place du jeune Spiderman. Entre les deux, il y a une bulle de pensée qui contient l'icône Dessia.
Parfois, nous sommes exactement sur la même longueur d’onde !

Mes intéractions avec Stéphanie m’ont définitivement fait remettre en question le rôle d’un directeur artistique et le considérer avec plus d’empathie, car il peut être difficile de céder le contrôle d’un projet et de confier son bébé à quelqu’un d’autre. Elle semble toutefois être très satisfaite des résultats, donc tout semble bien se passer, même si je dois admettre que je m’ennuie souvent.

Croquis de Yassmine sur le point de s'endormir à 14h. Iel a les cheveux rasés et porte une chemise. Le dessin est caricatural et est dessiné à partir de la taille.

À 14h, malgré une bonne nuit de repos, je suis frappé.e par une telle vague de fatigue qu’il est vraiment difficile de continuer à travailler. Cela m’a fait particulièrement apprécier l’aspect social de la formation, où même en travaillant je pouvais toujours avoir des échanges avec mes camarades de classe. Je donne probablement l’impression que l’environnement est beaucoup plus strict qu’il ne l’est en réalité, mais la pression exercée pour obtenir des résultats en permanence fausse mon point de vue.

Le client est-il vraiment roi ?



« Encore des modifications ??? »

Le client est-il vraiment roi ?

De ce questionnement m’en sont venus de nombreux autres. En effet, comme j’avais pu l’évoquer lors de ma dernière note, les choix des clients lors de la création d’une direction artistique pour leurs projets me semblaient souvent assez questionnables.

Et souvent, lorsque j’en parlais avec le Directeur Artistique (qui a fait des études de commerce et non de Design Graphique), je me rendais compte que lui aussi était malgré tout souvent d’accord avec mes arguments, mais que la dernière volonté du client primait sur ce qui nous semblait être le mieux, sur le bon design que l’on voulait produire. Comme si la volonté du client était de ressort divin, que l’on ne pouvait lui résister.

Par ailleurs, cette impression est fortifiée par le fait que l’agence propose des aller et retours illimités pour le client … ce qui rend ses volontés encore plus fortes, et les demandes de modifications toujours plus nombreuses.

Aussi, j’ai pu me heurter au problème de devoir respecter des chartes graphiques qui parfois n’avaient aucun sens, ou alors qui suivaient la mode d’une époque qui ne colle plus du tout au design actuel. Mais le plus souvent, puisque celle-ci est aimée par le client, aucune modification ne peut être proposée.

De ces premières pensées m’est donc venu ce premier questionnement : quelle place doit avoir le client dans la conception d’un motion, ou de tout visuel qui vise à faire la publicité d’un produit, d’une démarche, d’un concept ? Le client doit-il vraiment avoir le dernier mot ? Le client est-il vraiment roi ?

 Cette idée a trotté dans ma tête durant un bon bout de temps, et j’en suis d’abord arrivé à une réponse : non.

En effet, le travail du designer graphique est de créer un visuel qui porte un message, qui a un réel impact, qui est utile dans la démarche du client. C’est un métier à part entière qui demande des connaissances et une vraie rigueur. Nous viendrait-il à l’esprit de demander à notre médecin un autre médicament (qui n’aura sans doute aucune utilité) simplement parce que celui proposé ne nous plaît pas ? Ou à un architecte d’enlever les fondations ?

Non, tout simplement parce que le résultat voulu ne pourrait pas fonctionner autrement qu’en utilisant des principes réfléchis, connus et étudiés par le designer, qui vont aider à créer un visuel avec une vraie force de communication.

Par ailleurs, même si dans mon cas le motion design est commandé par un client, ce dernier est voué à transmettre une message, et pour ce faire, il doit toucher un maximum de personnes, et pas seulement plaire à lui-même. En effet, le but n’est pas en théorie de faire un design qui soit au goût du client, mais une création qui ait un vrai impact pour le public, qui soit bon pour les personnes visées par le client.

 Pourtant … un design est tout de même créé pour un client …

« Je n’ai jamais eu de mauvais clients. Il n’y a pas de mauvais clients ! Produire des designs de qualité et faire comprendre cela à nos clients fait intégralement partie de notre travail. »

Bob Gill

Cette citation de Bob Gill sur laquelle je suis tombé par hasard m’a guidé vers une autre réponse possible. S’il semble que le designer doit avoir le dernier mot, lorsque le client est directement la personne impactée par le design, il devrait décider directement du choix final. En effet, le développement d’une identité visuelle sert certes à communiquer des idées sur la personne ou l’entité qui commande l’identité, mais elle a quelque chose de beaucoup plus personnel qu’un support de communication tel qu’un motion design, qui ne vise pas directement le client, mais plutôt un public visé. Dans cette situation, il semble préférable de laisser le dernier mot au client, même si le résultat final n’est pas optimal.

Par ailleurs, lors d’une réunion en direct avec un client et le directeur artistique, il me semblait que ce dernier, même s’il essayait de proposer des solutions plus adéquates, disait facilement oui aux demandes du client. Ainsi lors de certaines de mes interventions pour faire changer une partie du design, le dernier mot revenait quasiment systématiquement au client, qui était aussi assez réfractaire à ce qu’on lui donne des idées autres que les siennes.

Il me semble alors que si ce dernier avait fait des études de design graphique, il aurait eu plus de connaissances pour savoir quand devoir inciter un peu plus le client à basculer vers un autre choix. Mais le client n’aurait peut-être pas été aussi satisfait qu’il le sera en acceptant plus facilement ses idées …

Il me semble ainsi que notre travail en tant que graphiste repose sur un équilibre complexe entre ce que veut le client, et ce qui devrait être bon pour lui et son public, et que cet équilibre dépend grandement du type de projet de design graphique créé. Malgré tout, il me semble également que dans une grande majorité des cas, le client ne devrait pas être roi.