Mon stage à Figures Libres : entre éthique et relation client…

Durant ce mois et demi de stage, j’ai appris beaucoup et fait de nombreuses découvertes, dans la maîtrise de nouveaux logiciels libres, dans la manière de travailler et dans les relations avec le client.

Le fait d’effectuer un stage dans un collectif m’a obligé à travailler différemment. En effet, aucun projet ne se fait seul : deux personnes au minimum travaillent sur un même projet, afin de proposer des axes très différents, auxquels l’autre n’aurait pas pensé, les mettre en discussion, avoir des retours sur nos choix graphiques, etc… je peux aussi demander à l’une des personnes qui ne travaille pas sur le projet d’y apporter un regard neuf. J’ai donc eu une nouvelle approche du métier et notamment du freelance : auparavant, je l’imaginais isolé, et je n’avais qu’une vague idée du travail en collectif. Cette manière de travailler est plus stimulante notamment par le fait qu’elle permet à Maud et Sandrine, les deux DA qui ont 20 ans de métier, de partager leur expérience.

Au sein du collectif, chaque membre est au même niveau, il y a très peu de hiérarchie contrairement à une agence et l’on avance à son rythme dans les délais du client. La répartition des tâches sur un projet se fait en fonction de la charge de travail, des contacts et des compétences de chacun : par exemple, s’il s’agit d’un projet de création de site web, c’est Ouidad et Bachir, les développeurs, qui s’en occupent ; pour une identité visuelle, une affiche, tout ce qui touche à l’édition, c’est Maud, Sandrine et Chloé ; pour réaliser l’identité d’un évènement organisé par la ville, c’est Sandrine qui y travaillera.

De plus, utiliser de nouveaux logiciels m’oblige à penser autrement ce que je prévois de faire. En effet, ces derniers n’ont pas le même fonctionnement que ceux d’Adobe, ils sont beaucoup moins puissants, j’atteins plus rapidement leur limite, et je dois donc rester simple dans mes réalisations. Face à ces outils, il faut même parfois être malin pour contourner les difficultés qu’engendrent certaines manipulations.

Ah le client… !

J’ai eu aussi l’occasion d’être en contact direct avec le client. En effet, c’est un aspect du métier auquel on n’est jamais confronté en cours et qui peut avoir un impact majeur dans les choix graphiques.

Un des projets dont je me suis occupé était pour la Maison Bakhita, une association d’aide aux migrants ; nous devions réaliser son rapport d’activité. Avant même de commencer à travailler sur la mise en page, Maud et moi sommes allés sur place rencontrer le client.  Nous avons aussi fait la connaissance des membres de l’association, compris son fonctionnement pour mieux cerner sa demande.

Dessin représentant deux personnes assisent à une table, Maud et le client. Maud prend la parole et dit : "Euh, pour le logo on ne peut pas faire quelque chose ?", et le client qui lui répond : "Le logo on n'y touche pas, ça a été déjà difficile de se mettre d'accord sur celui-ci..."

Grâce à ce rendez-vous, nous avons compris qu’il ne s’agissait pas simplement de réaliser un rapport d’activité, mais également de construire la charte graphique de l’association pour faire vivre le logo fraîchement réalisé. Nous avons donc pensé nos choix graphiques dans cette optique, ce qui ne nous avait pas été clairement demandé. J’ai compris qu’aller à la rencontre du client est une étape primordiale, essentielle, pour bien comprendre sa demande. J’ai aussi constaté que ce n’était pas facile de proposer au client de modifier ses décisions habituelles pour des choix graphiques plus affirmés. En effet, au fur et à mesure de l’avancée du projet, j’ai remarqué que les choix graphiques mis en place sur la piste retenue avaient complètement changé : on était revenu aux couleurs passe-partout du logo comme si le client avait renoncé à nos propositions graphiques, plus affirmées, pour imposer les siennes, plus classique. J’ai trouvé cela un peu décevant, car nous avions passé du temps à élaborer de nouveaux visuels inutilement. Le graphiste peut-il imposer ses choix au client ?

Dessin représentant deux personnes assisent à une table, Maud et le client. Ce dernier prend la parole et dit : "Ah pour le rapport, vous pouvez peut-être utiliser une typo script pour apporter ce côté humain ?"
Comparaison avant/après les modifications avec le client de la maquette du rapport d'activité. Changement de typo, de couleurs...
Avancée du projet : de la piste retenue avant et après la phase de correction avec le client

Cette expérience m’a donc permis de voir que faire évoluer une identité visuelle nécessite du temps, notamment pour le client, afin qu’il soit prêt au grand changement tant rêvé par le graphiste !

Heureusement, à l’inverse, certains clients laissent une plus grande marge de manœuvre aux graphistes. En effet, j’ai pu travailler pour la ressourcerie La Mine à Arcueil, un client de longue date du collectif, sur la mise à jour du programme, un A4 recto-verso plié en deux, pour le mois de mai. Le client nous envoie les textes qu’il suffit d’intégrer à notre document de travail ; c’est la partie la plus rébarbative ! Mais le programme comporte tout de même une couverture, composée d’un visuel central, réalisé par l’association de deux formes complètement différentes. Le plus surprenant, alors, fut d’avoir eu une grande liberté : je peux agencer les éléments sur la page comme je le souhaite, réaliser le visuel de la couverture avec n’importe quelle forme, et non aller piocher parmi les quelques formes de la charte graphique… Je peux même raccourcir les textes fournis par le client si je les trouve trop long !

Couverture du programme du mois de mai de la ressourcerie La mine. Visuel représentant un bouquet de fleur réalisé par association d'un bout de câble et de formes ronde en pixels. Le visuel est noir sur fond jaune.
Intérieur du programme du mois de mai de la ressourcerie La mine.

L’attitude opposée de ces deux types de clients, l’un qui laisse une grande liberté, et l’autre qui restreint la marge de manœuvre, est aussi liée au fait qu’il s’agit respectivement de clients habituels connaissant le collectif et leurs manières de travailler, et de nouveaux clients découvrant Figures Libres. En travaillant sur le dossier pour la Maison Bakhita, j’ai découvert qu’il fallait classer les pistes d’expérimentation du rapport d’activité de manière à amener le client vers des choix graphiques les plus affirmés, et non mettre ceux-ci en premier.

Et l’éthique dans tout ça ?

Depuis le début de ma formation de DNMADE, il y a un aspect du designer graphique qui me questionne, celui de l’éthique.

Mes questionnements sur l'aspect éthique du métier de graphiste : le graphiste, peut-il accepter de travailler pour une philosophie qu’il n’approuve pas ? peut-il choisir ses clients ?

Toutes ces questions sont sûrement celles que se sont aussi posés les membres du collectif Figures Libres. Elles ont motivé leurs choix de quitter Adobe et d’autres multinationales pour rejoindre le merveilleux monde du libre, mais aussi pour se concentrer sur le milieu associatif et culturel. Ce collectif a même répondu à ces interrogations à travers leur démarche de travail : oui, il choisit ces clients, et oui, il travaille pour des clients partageant son éthique et sa philosophie.

Mais certains clients ont du mal à se détacher complètement du grand méchant Adobe. Par exemple, j’ai travaillé pour un appel d’offre de la mairie du 18e arrondissement de Paris qui demandait de réaliser les supports de communications (affiche, flyers, posts réseaux sociaux…) pour le Forum du Temps Libre et des Loisirs qui aura lieu le 7 septembre prochain. Dans les livrables, il était demandé de fournir un fichier indesign !

En travaillant sur différents projets au sein du collectif, j’ai donc pu découvrir plus en profondeur le métier de graphiste et de directeur artistique, notamment dans sa relation avec le client, le travail en groupe, j’ai réfléchi sur l’aspect éthique du métier. Je suis certes un peu déçu parfois en voyant les retours du client sur nos choix graphique, mais je suis surtout très content de pouvoir travailler sur des projets très variés et d’être considéré comme un membre du collectif et non comme un simple stagiaire à qui l’on lui attribue les tâches répétitives et uniquement exécutives. J’ai mon mot à dire sur chacun des projets qui m’est confié !

Deux semaines sans Adobe (et c’est pas si mal !)

Avant de commencer mon stage, j’avais beaucoup d’appréhension ; stressé par l’inconnu, je me posais beaucoup de questions : Comment cela va-t-il  se passer ? Que va-t-on penser de mon travail ? Serais-je à la hauteur ? Après un peu moins d’une heure de transport, — mon Transilien habituel, deux RER et quelques minutes de marche, — j’arrive devant la grille du collectif, j’appelle, on m’ouvre, et me voici arrivé pour 3 mois de stage dans le collectif Figures Libres ! Ambiance familiale, détendue, comme à la maison : « Tu veux du café, du thé ? » Après une présentation rapide des membres, — ils sont cinq, Maud et Sandrine, les deux DA/graphistes, Chloé, la DA junior et graphiste, Ouidad, la développeuse et graphiste, et Bachir, le développeur et graphiste exilé au Havre —, Maud m’installe mon espace de travail et m’explique qu’ils travaillent sous Linux et utilisent uniquement des logiciels libres : au revoir l’écosystème Adobe, Microsoft, Apple et tutti quanti !

Mes premiers véritables pas dans l’univers du libre…

Avant même d’allumer mon ordinateur sous Linux, je m’imagine une interface compliquée, ou pour faire la moindre action, il faut écrire des lignes de commandes dans une console à l’interface basique : du texte blanc sur fond noir. En démarrant l’ordinateur, je ne suis pas déçu, je retrouve effectivement cette interface que je redoutais le plus !

Mais ouf, me voilà rassuré ! Je retrouve ensuite mes repères, en ouvrant ma session, avec l’apparition de l’interface habituelle du bureau.

Maud me présente les nouveaux logiciels que je vais utiliser pendant ces 3 mois : Gimp à la place de Photoshop, Inkscape, une alternative à Illustrator, et Scribus, un logiciel rempli de bugs qui remplace Indesign.

Ensemble de mots auxquels je suis confronté quotidiennement tels que : bugs, mise à jour, Linux, Dolphin, Inkscape, DuckDuckGo, Gimp, Nexcloud, Rainloop...
Ensemble de mots auxquels je suis confronté quotidiennement

Je découvre aussi une organisation du collectif, notamment dans les dossiers, similaire à celle établie dans le cadre du DNMADE. En effet, ils utilisent aussi le principe du dossier partagé, avec la solution proposée par Nextcloud, où les fichiers sont hébergés sur le serveur OVH de leur site web, permettant ainsi de les mettre en commun avec l’ensemble des membres du collectif.

Mes premières tâches, mes premiers constats…

Durant ces premières semaines, j’ai pu travailler sur trois projets différents : la conception d’une affiche, la maquette de mailing et l’application d’une charte graphique, la création d’une identité visuelle. Les temps passés sur chacun d’eux étaient très différents de ceux passés sur mes projets de DNMADE. En effet, cela varie selon les délais fixés par le client ainsi que ses attentes et son budget. La participation de tous les membres du collectif sur les projets permet aussi d’avancer plus vite : en à peine une journée, on arrive à proposer au client plusieurs pistes, souvent cinq, au-delà de la demande. J’ai, par exemple, pu travailler sur la phase des premières expérimentations pour l’affiche de la Journée Internationale contre la peine de mort. J’ai remarqué que les temps passés sur les différentes étapes du processus de réflexion étaient très courts, tandis que les étapes d’expérimentations étaient beaucoup plus longues, en comparaison à mes projets de DNMADE. En effet, en à peine une journée et demie j’avais réalisé l’expérimentation de ma piste !

Première expérimentation d'affiche
Première expérimentation d’affiche envoyée au client, avec une composition très brute, sans calage du texte

Cette première tâche, réalisée en très peu de temps, contraste avec une seconde mission plus longue, qui était de réaliser une piste d’expérimentation pour la refonte de l’identité visuelle de l’association 100 Chances 100 Emplois. Ce travail s’étale sur environ une semaine et il n’est pas fini. J’ai également pu constater que la phase de tests dans Inkscape était l’étape où j’ai passé le plus de temps sur celui-ci, me permettant de questionner mes expérimentations. Le fait d’être sur plusieurs projets en parallèle, permet de mettre de côté mon travail pendant une demi-journée voire un jour complet, et ainsi faire émerger de nouvelles idées avec un regard neuf.

Différentes version colorées du logo
Premiers tests de choix de couleurs du logo
Déclinaison du logo sur une couverture où le logotype est utilisé pour délimiter une photo.
Test de déclinaison du logo sur
une couverture

Ces premiers temps de stage m’ont donc permis de découvrir une nouvelle façon de travailler, un nouveau rythme. En effet, dès le début des projets, les membres du collectif passent beaucoup moins de temps sur la recherche de références, de concepts ou sur la réalisation d’une carte-mentale, mais adoptent d’emblée une approche expérimentale ; puis vient très vite la phase de tests de nos premières idées. Je trouve cette approche assez intéressante, car elle accorde plus de temps à l’expérimentation et permet de faire émerger d’autres idées plus facilement.